Les mouettes meurent au port
Chef-d’œuvre du cinéma flamand
Introduction par Wouter Hessels
Dans la Belgique et la Flandre d’après-guerre, l’industrie cinématographique locale était pratiquement inexistante. Les salles obscures de Flandre étaient inondées de films américains. Les flamands étaient de gros consommateurs de cinéma et de grands amoureux d’Hollywood. En 1952, une mesure de soutien financier est venue stimuler la production de films belges. Entre 1953 et 1955, elle a permis la réalisation d’une douzaine de longs-métrages. Neuf de ces douze films étaient des comédies anversoises comme Het Schipperskwartier (1953) d’Edith Kiel et Jan Vanderheyden, avec les personnalités locales Co Flower et Charles Janssens. Ces farces stéréotypées, jouées en dialecte anversois, étaient tournées en un rien de temps avec des budgets très restreints, et ont défini la production cinématographique flamande des années cinquante.
Le journaliste cinéma et présentateur de Première Roland Verhavert (1927-2014), l’écrivain et critique d’art Ivo Michiels (1923-2012) et le cinéaste expérimental Rik Kuypers (1925-2019) ont voulu réhausser la qualité du cinéma flamand autant sur le fond que la forme, et ont travaillé ensemble sur un film à propos d’un vagabond excentrique fuyant son passé tragique. Le trio avait en tête des films internationaux comme Huit Heures de Sursis (1947), Le Troisième Homme (1949) et Jeux interdits (1952). Les films de montage d’avant-garde soviétique, le réalisme poétique français, le néoréalisme italien ainsi que le film noir américain étaient pour Verhavert, Michiels et Kuypers les références cinématographiques par excellence. Avec le soutien du rédacteur en chef cinéphile de ’t Pallieterke Bruno de Winter et de nombreux hommes d’affaires anversois, ils tournent un film cosmopolite dans le cœur industriel, touristique, architectural et historique de la ville. Le rôle principal du antihéros misanthrope est incarné par le Marlon Brando flamand, Julien Schoenaerts, jeune premier du Koninklijke Nederlandse Schouwburg d’Anvers. Face à lui, un beau casting composé de Dora van der Groen, Tine Balder, Tone Brulin et de la petite actrice Gigi.
Le charismatique Schoenaerts, dans la peau d'un ‘Prince’ tourmenté et perdu, erre dans un Anvers atmosphérique, avec une imagerie très appuyée. Parfois existentialiste, en noir et blanc, avec des ombres longues et profondes. D'autres fois lucide, moderniste, avec l'architecture de Renaat Braem en toile de fond. L’atmosphère visuelle très réussie, l'image texturée à plusieurs niveaux et l'excellent jeu d'acteurs sont encore renforcés par le jazz de la magnifique bande originale du musicien anversois Jack Sels. En ce sens, Les mouettes meurent au port est un parfait prélude à Ascenseur pour l’échafaud (1958) de Louis Malle ou À bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard.
Les mouettes meurent au port est un chef d'œuvre flamand, mais non dénué de défauts. Les dialogues sont parfois laborieux et les rebondissements ne sont pas tous plausibles. Le film fut bien reçu par la critique dans la presse cinéma belge et a été le tout premier film flamand sélectionné pour le festival de Cannes en 1956. L'historien du cinéma et journaliste français renommé Georges Sadoul fit un éloge du film nuancé. Grâce à ses sympathies communistes, environ 1000 copies des Mouettes meurent au port furent distribuées en russie soviétique. Même si le public russe aura eu à entendre un Schoenarts en version doublée.
Ivo Michiels, Roland Verhavert et Julien Schoenaerts se sont retrouvés respectivement en tant que scénariste, réalisateur et acteur dans Les Adieux (1966), un drame psychologique symboliste dans lequel l’angoisse existentielle, la solitude et le vide des Mouettes meurent au port ont été épurés. Verhavert et Michiels ont tous les deux été professeurs à l'école de cinéma et de théâtre RITCS, fondée en 1962. Rik Kuypers a réalisé d’autres films (l'expérimental De obool (1966), l’inachevé Adieu Filippi (1968) et le biopic Lieven Gevaert, eerste arbeider (1968)) avant de partir habiter au Pérou jusqu’à sa mort. Ivo Michiels a plus tard travaillé avec André Delvaux sur Met Dieric Bouts (1975) – l’un des plus beaux films d’art belges – et Femme entre chien et loup (1979). Dans les années septante et quatre-vingt, Roland Verhavert a surtout réalisé et produit des films jouant sur la nostalgie rurale flamande, comme Le Conscrit (1974), Pallieter (1975) et Boerenpsalm (1989), qui sur la forme, sont bien moins inspirés que Les mouettes meurent au port.
Wouter Hessels
Professeur d’histoire du cinéma au RITCS
Professeur d’analyse de film INSAS
Curateur cinéma du Château de Gaasbeek